Pour l'Europe, le danger se situe après l'éclatement de la bulle de l'IA
La situation concurrentielle dans l'intelligence artificielle est pour l'instant très favorable au consommateur. Mais une consolidation qui suivrait l'éclatement de la bulle de l'IA changerait la donne, en particulier pour le Vieux Continent.
La bulle de l'intelligence artificielle (IA) va-t-elle éclater ? Ce sujet est désormais sur toutes les lèvres dans la communauté financière américaine et dans le monde de la technologie. Mais, si un sujet pouvait être plus important encore, c'est ce qui pourrait arriver après que la bulle ait dégonflé ou éclaté.
N'en doutons pas, sur le long terme l'IA va changer le monde, à commencer par l'économie : si l'IA générative n'amenait ne serait-ce que 1 % de productivité à l'échelle globale, cela créerait pas moins de 1.000 milliards de dollars de richesse supplémentaire, et rien n'interdit de penser qu'à un certain stade ce 1 % devienne annuel, comme l'envisage notre récent Prix Nobel d'économie Philippe Aghion.
Si pour l'instant cela reste théorique, cela soulève une question centrale : qui va s'emparer de ces milliers de milliards de dollars ? Si la concurrence reste aussi féroce qu'aujourd'hui, il sera très difficile aux plateformes d'IA de relever leurs prix, et il est vraisemblable que la vaste majorité de cette richesse créée le soit au bénéfice de l'utilisateur lambda : PME, grande entreprise, particulier…
C'est d'ailleurs le principal argument de ceux qui pensent qu'il y a une bulle : même si la technologie délivrait les promesses attendues, dans le contexte concurrentiel actuel, les faibles marges générées par les services des géants de l'IA ne leur permettraient pas d'atteindre les promesses de rendements faites aux investisseurs.
Le cas de la bulle Internet
Mais cette situation de concurrence pourrait évoluer en cas de krach. Souvenons-nous : lors du krach des « dotcom » de l'an 2000, quelques entreprises, souvent mieux financées que les autres, parfois avec une meilleure technologie, se sont mises à accélérer là où beaucoup d'autres trébuchaient, voire disparaissaient. C'est le cas d'Amazon, qui a fait une levée de fonds en plein marasme - en juillet 2001 - alors que plus grand monde ne croyait à la révolution Internet.
Amazon a poussé son avantage quand ses concurrents disparaissaient et a pu relever ses marges dès cette époque, expliquant en large partie son succès d'aujourd'hui. Microsoft a vu son grand rival AOL se débattre dans une fusion ratée et finalement s'essouffler par manque de cash, et Google a assisté à la disparition de presque tous ses concurrents (Infoseek, AltaVista, Lycos, Inktomi, etc.) dans les deux années suivant le krach.
Aujourd'hui, ces Big Techs disposent d'un niveau concurrentiel très faible. Là où existent plus de mille constructeurs de voitures dans le monde, il n'y a qu'une poignée de régies publicitaires, de suites collaboratives bureautiques, de plateforme d'e-commerce généralistes… Beaucoup de ces services ont connu des augmentations de prix que rien d'autre que l'absence réelle de concurrence ne justifie.
L'IA en vente à perte
Il faut le répéter : pour l'instant, la situation concurrentielle dans l'IA est donc extrêmement favorable au consommateur. La volonté d'un nombre assez significatif d'acteurs de séduire à tout prix de nouveaux utilisateurs crée une situation de vente à perte, très largement en faveur de ces derniers. Mais qu'une crise violente se présente au moment même où ces outils commencent à délivrer un début de productivité et que nombre d'acteurs disparaissent, le risque sera alors d'assister à une augmentation des prix semblables à celle observée à l'issue de la crise de l'Internet.
Dans la mesure où ces outils d'IA pourraient devenir rapidement indispensables […], nous ne pourrions rien moins qu'assister au plus grand transfert de valeur mondiale jamais observé. Le problème est que l'Europe est mal placée.
L'histoire des bulles nous apprend que le vrai danger n'est pas tant le gonflement spéculatif ni même l'éclatement, mais le scénario post-krach, avec sa consolidation impitoyable, transformant une concurrence saine en un duopole ou oligopole dominant, particulièrement dans les économies de réseaux.
Revenons aux services numériques des Big Techs : on estime que l'Europe à 27 en achète pour environ 280 milliards de dollars par an aux Etats-Unis. Or, si ce montant est considérable, cela reste probablement peu de chose face à ce qui pourrait survenir si nous n'étions pas attentifs à un maintien concurrentiel fort dans les services d'IA.
Dans la mesure où ces outils d'IA pourraient devenir rapidement indispensables du fait de la productivité qu'ils procurent, nous ne pourrions rien moins qu'assister au plus grand transfert de valeur mondiale jamais observé. Le problème est que l'Europe est mal placée.Elle n'a pas d'acteurs capables de réellement rivaliser avec les services américains, et elle est déjà dans une situation de faiblesse (défense, échanges marchands…) vis-à-vis des Etats-Unis.
Les régulateurs auraient donc toutes les difficultés à imposer des mesures concurrentielles, renforçant de fait sa fragilité. L'Europe doit donc urgemment surmonter sa crise de leadership et affirmer son projet politique, dont la technologie serait un élément significatif.