Technologie : la chance de l'Europe face à Trump
Les Etats-Unis vont vouloir renforcer leur différence compétitive avec l'Union en dérégulant autant que possible. Le danger est réel mais constitue aussi une opportunité de se réveiller.
En Californie, terre du Parti démocrate s'il en est, la déferlante Trump n'a pas été si mal accueillie qu'il y paraît. L'analyse de son précédent bilan montre bien que, s'il n'a cessé de dénoncer l'importance trop grande qu'ont pris Google, Amazon ou Meta, il n'a finalement rien entrepris pouvant les mettre sérieusement en danger. En revanche, il les a défendus mordicus lorsque ceux-ci se sont trouvés en difficulté à l'étranger, en particulier face à la France, lorsque le ministre de l'Economie d'alors avait tenté de taxer Google pour corriger des coûts de transfert anormalement bas.
Mais, par-delà les Etats-Unis, quelles pourraient être les conséquences de cette élection sur le monde de la technologie ? Sur le plan géostratégique, la question récurrente de Taïwan va immanquablement refaire surface. Donald Trump va vraisemblablement accroître la pression sur TSMC, premier fabricant de semi-conducteurs, pour qu'il construise d'autres usines aux Etats-Unis, deux ou trois nouveaux sites au-delà de l'Arizona ayant déjà été envisagés. Or, pour chaque nouvelle usine sur son sol, c'est la fermeté du soutien américain en cas de guerre avec la Chine continentale à Taïwan qui se réduit.
Restrictions vers la Chine
Il est de même vraisemblable que la prochaine administration cherchera à accroître les restrictions à l'exportation vers la Chine dont sont déjà soumises des entreprises liées au monde du semi-conducteur comme ARM, ASML, Nikon, STMicroelectronics ou Samsung, pour ne parler que de celles hors des Etats-Unis. Quant à TSMC, ils ont de façon préventive annoncé qu'ils n'exporteraient plus de puces gravées en dessous de 7 nm en Chine, et cela dès le 11 novembre.
Vis-à-vis de l'Europe, il est probable qu'un gouvernement Trump, fortement influencé par Elon Musk, cherche à renforcer sa différence compétitive avec l'Union en dérégulant autant que possible. Les zones de conflits pourraient se cristalliser autour du RGPD (données personnelles) et plus encore du DSA (régulation des médias sociaux), deux textes de l'UE honnis par Elon Musk. Reste à voir si l'amorce de réglementation sur l'intelligence artificielle (Executive Order on AI) promulguée par le président Biden y survivra, ce qui pourrait être le cas, dans la mesure où le patron de Tesla est régulièrement appelé à un contrôle accru à l'égard de cette technologie. Il faut cependant avoir à l'esprit qu'il est sujet aux revirements les plus inattendus.
Le poids d'Elon Musk
Du coté des Européens, il faut prier pour que la prise de conscience soit aussi rapide que possible, même si cela doit être douloureux. Maintenant que l'on sait que Donald Trump est prêt à débrancher l'Otan, il nous faut envisager tous les cas de figure, y compris les plus extrêmes.Que se passerait-il s'il décidait d'étendre les restrictions technologiques imposées à la Chine à l'Europe ? Imaginons un instant que la suite logicielle 365 de Microsoft ne soit plus accessible, ou qu'apparaissent des restrictions sur l'accès aux grands services de cloud américains, pour commencer. Disons-le tout net, cela reviendrait à mettre à l'arrêt l'ensemble du CAC 40 et par extension, l'économie française.
Rétorsion digitale
Sans aller jusque-là, il existe une infinie gradation de mesures de rétorsion digitale, qui sont si simples à mettre en oeuvre que la tentation de le faire existera forcément. D'ailleurs, sans même avoir eu besoin du concours d'une nouvelle administration, Microsoft et Apple ont annoncé que certains de leurs services ne seraient pas accessibles dans l'UE, prétextant d'une réglementation trop contraignante pour leur permettre d'opérer ; c'est un signal que nous aurions tort de prendre à la légère.
L'UE, donc, sort peu à peu de sa naïveté, mais n'a qu'une faible conscience de ce que l'IA pourrait induire sur le plan géopolitique. Et cependant, ne pas être capable de prendre des décisions adéquates dans ce domaine nous expose à une vassalisation économique sur notre flanc ouest et à un danger militaire croissant sur le front est.
Naïveté
Pourtant, partir d'une feuille presque blanche pour construire un modèle de défense européen est aussi une opportunité ; il serait possible d'atteindre une suprématie dans l'IA, le quantique, les agents autonomes, qui vont être des éléments fondateurs des systèmes d'armes modernes. C'est une chance, car contrairement à une idée reçue, le système de défense américain est largement embolisé par des phénomènes de rentes. Il est tout à fait possible de faire mieux, en mettant au travail l'excellence scientifique et l'ingénierie européenne.
En cible, il faut probablement être capable d'investir 3 % du PIB européen dans la défense et 3 % autres dans la recherche. C'est beaucoup, mais ce n'est pas inaccessible. C'est à peu près ce que permettrait l'unification des marchés financiers européens, telles que décrite par Mario Draghi dans son récent rapport. Reste que sortir de la naïveté, c'est aussi cesser d'acheter des technologies critiques à l'Amérique lorsque nous les produisons nous-même : avions de chasse F35, technologies de renseignement de type Palantir ou lancements spatiaux via les fusées d'Elon Musk. L'électrochoc est là, à nous de le transformer en élan politique puis en passage à l'action.