Industrie : l'incapacité de repenser le modèle
Malgré ses premiers efforts, la France aurait recommencé en 2023 à perdre des emplois industriels. Elle doit retrouver une culture de la différenciation et de la prise de risque, analyse Gilles Babinet.
Il existe en Europe des dizaines de plans nationaux de réindustrialisation qui semblent souvent tarder à donner des résultats. (Shutterstock)
Ré-in-du-stri-aliser. Difficile de passer une journée sans entendre ce mantra. Mais est-ce réellement une tendance durable ou n'est pas une mode dont on se gaussera d'ici quelques années si ça ne marche pas ? Car le risque est immense : en Europe existent actuellement des dizaines de plans nationaux de réindustrialisation (en Italie, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas…) qui semblent souvent tarder à donner des résultats.
Ainsi, malgré tous ses efforts, la France aurait recommencé en 2023 à perdre des emplois industriels. Le directeur financier d'une grande entreprise industrielle avec qui j'échangeais récemment n'y va pas par quatre chemins : il observe que si la France a connu sept années durant lesquelles des efforts importants ont été effectués pour aider les acteurs industriels, c'est loin d'être suffisant. Et quoi qu'en disent certains à propos des aides aux entreprises, la France reste, même ces aides déduites, championne toutes catégories des taxes, particulièrement à l'égard des acteurs industriels.
Energie décarbonée
Si cette parenthèse de politique de l'offre se referme, avons-nous alors la moindre chance de faire ré-émerger un modèle industriel français ? Ceux qui sont allés observer ce qui se passe dans le Mittelstand ou en Lombardie reviennent généralement convaincus d'une chose : le premier enjeu est d'avoir une dynamique d'ensemble, singulière et ambitieuse, ce qui n'est aujourd'hui encore que peu le cas pour la France. Au-delà de l'idée de réindustrialisation, il n'existe qu'une faible volonté de différenciation et de prise de risque.
C'est d'autant plus rageant que nous pourrions vraisemblablement structurer les trois facteurs qui permettraient d'y arriver. Le premier d'entre eux, c'est de permettre aux acteurs industriels d'accéder à une énergie décarbonée à prix garanti. Lancer au moins une quinzaine d'EPR permettrait de répondre à ce besoin et puissamment aider l'industrie française à être l'une des plus respectueuse de l'environnement au monde.
Partenariats opérationnels
Le deuxième facteur concerne le modèle industriel. L'industrie désormais dénommée 5.0 est à portée de main ; il s'agit d'avoir des acteurs intégrés par la donnée, dont la performance opérationnelle est très supérieure à ce qui existe. Dans ce modèle, sous-traitants et donneurs d'ordre travaillent beaucoup plus en partenariat que par le passé ; cela passe par la formation d'ingénieurs formés pour mettre en oeuvre ce principe de « supply chain » de nouvelle génération. Nos écoles produisent l'une des recherches les plus qualitatives sur ce sujet mais ni en quantité suffisante, ni en partenariats assez opérationnels avec les acteurs industriels structurants.
Le vrai enjeu est d'avoir une vision collective, et à partir de cette vision créer des plateformes technologiques.
Et si cela était entrepris, cela permettrait de résoudre le troisième enjeu qui n'est autre que celui de l'environnement. Une « supply chain » fortement intégrée, comprenant des modèles prédictifs à base d'IA permet également d'optimiser ses contraintes environnementales. En d'autres termes, il s'agit de faire d'une contrainte une opportunité. La réglementation européenne CSRD est le cauchemar des chefs d'entreprise ? Si les données provenant de leurs fournisseurs sont convenablement structurées, non seulement leur performance opérationnelle s'accroîtrait, mais l'information fournie au consommateur serait plus précise, plus fiable et finalement cela renforcerait l'ensemble du cycle économique. Pourtant, jusqu'à ce jour, la CSRD n'est qu'une contrainte bureaucratique, qui va mobiliser des armées de fonctionnaires et enrichir encore plus les cabinets de conseil, parce qu'on n'a pas eu l'audace de voir cela autrement.
Le vrai enjeu, c'est d'avoir une vision collective et à partir de cette vision créer des plateformes technologiques : plateformes énergétiques, plateforme permettant d'intégrer l'outil industriel, plateforme pour intégrer les données (entre autres environnementales) des « supply-chain ». Vouloir concurrencer chinois ou américains dans des domaines où nous n'avons qu'une faible expertise est questionnable, en revanche faire en sorte que les caractéristiques européennes souvent perçues comme des inconvénients soient utilisées comme des atouts est plus pertinent.