Internet : de la certitude du progrès aux doutes civilisationnels
Les chroniqueurs des « Echos » dressent le bilan du premier quart de siècle écoulé et les perspectives jusqu'en 2050. En vingt-cinq ans, Internet a achevé sa première phase d'expansion sans remplir la promesse d'une société de la connaissance. L'utilisation harmonieuse du potentiel de l'intelligence artificielle est le défi majeur de nos démocraties, explique Gilles Babinet.
Nous avons construit avec Internet un système nerveux géant qui irrigue l'ensemble des infrastructures essentielles à notre civilisation, et qui sera bientôt doté de compétences cognitives grâce à l'intelligence artificielle, décrypte Gilles Babinet. (Pascal Garnier pour Les Echos)
Au cours de ces vingt-cinq dernières années, l'humanité est passée d'environ 200 millions d'internautes à plus de six milliards et demi aujourd'hui. La puissance de calcul des microprocesseurs a été multipliée par plus de 2.000 à coût et consommation constants. S'il est exact que la Chine et quelques pays se sont isolés de l'Internet global, il n'existe aucune autre infrastructure aussi intégrée à l'échelle de la planète. Celle-ci diffuse sans discontinuer des normes techniques, de compression, de sécurité, de vectorisation, de transaction… avec une efficacité époustouflante. Elle fait de même avec les formats culturels, les langages, les modes d'interactions. Nous avons construit un système nerveux géant qui irrigue l'ensemble des infrastructures essentielles à notre civilisation.
Le scénario écrit dans les années 1990 ne s'est toutefois pas passé comme prévu. Si la connaissance est désormais accessible à l'échelle de la planète, il faut admettre que nous n'avons pas créé l'ère de fraternité promise. C'est même, à bien des égards, le contraire. Et si la vaste majorité de l'humanité accède bien à l'information au travers d'Internet (environ 70 % des humains l'utilisent tous les jours), les coûts de l'éducation ont crû en moyenne trois fois plus vite que le PIB des pays développés. Internet n'a donc pas tenu la promesse d'une éducation de masse, de la société de la connaissance que prévoyait en 2005 Thomas Friedman dans son vertigineux « The world is flat ».
Illusion, colère et frustration
On peut également exprimer de réelles inquiétudes sur la capacité de l'humanité à affronter la complexité propre à l'ère d'une civilisation sophistiquée. Andreas Schleicher, le directeur de l'éducation à l'OCDE, observait récemment que la compréhension de textes élaborés baisse dans un grand nombre de nations. De surcroît, notre capacité même à avoir des interactions « non virtuelles » semble se réduire. Depuis le Covid, nous faisons sensiblement moins l'amour, nous passons moins de temps avec nos amis et surtout beaucoup moins avec ceux avec lesquels nous étions le plus en désaccord, ceux que nous rencontrions auparavant au café, dans les clubs et autres lieux de socialisation dont l'usage est en fort recul comme l'observe l'économiste Robert Putnam.
En revanche, nous passons près de 7 heures par jour face à des écrans en ayant, chacun à notre mesure, l'illusion d'appréhender la complexité du monde. Plus frappant encore, le sentiment qui semble être devenu prédominant dans des sociétés très différentes, c'est la colère, souvent mêlée à la frustration. La question est désormais ouvertement posée de savoir si la démocratie est soluble dans les réseaux sociaux (bientôt augmentés d'IA), comme le soulève Giuliano da Empoli. L'auteur des « Ingénieurs du Chaos », pour qui Internet est une technologie d'individualisation hors du commun, voit les opportunités de vivre ensemble s'amenuiser d'année en année.
Un système nerveux avec des compétences cognitives
Certes, on peut contre-argumenter en évoquant comme facteur de fragmentation la baisse de la mobilité sociale, la hausse des inégalités, la moindre qualité de l'emploi avec la désindustrialisation… Mais derrière chacun de ces arguments, on retrouve une intégration économique et une centralisation des profits qui ne serait probablement pas faite sans Internet.
Le réseau des réseaux, disponible jusque dans la Station spatiale internationale, a achevé sa première phase d'expansion. Ce nouveau quart de siècle semble bien parti pour adjoindre des compétences cognitives à ce système nerveux, avec l'intelligence artificielle, donnant ainsi vie aux prédictions de l'auteur de science-fiction Vernor Vinge. Or, il est particulièrement aisé à des services à base d'IA d'accroître les travers décrits plus haut.
Et par-delà, oui, il y aura des actes de justice qui seront en grande partie traités par de l'IA, tout comme l'affectation d'aides sociales. Oui, nous aurons des assistants auxquels nous déléguerons largement des décisions importantes dans nos vies, accroissant ainsi notre degré de servitude volontaire. Oui, les systèmes d'armes de demain seront fondamentalement basés sur l'IA, et oui encore les systèmes de santé introduiront une importante part d'IA…
Pour une culture collective de l'IA
Le potentiel, dans un sens comme dans l'autre, est immense. Il n'adviendra de façon harmonieuse qu'à cinq conditions : créer un rapport équilibré entre innovation et régulation, rendre les décisions de l'IA explicables et les produire selon des processus les plus transparents et démocratiques possibles, lutter contre les « pièges à utilisateurs » qui nous isolent et renforcent notre impulsivité, favoriser les technologies renforçant notre capacité à appréhender la complexité, à nous épanouir, à mieux nous connaître, à mieux collaborer, et enfin, s'assurer que l'antitrust veille à ce que les bénéfices de l'IA soient justement distribués.
Tout cela est particulièrement difficile à mettre en oeuvre et ne sera réellement possible qu'en ayant une large culture collective de l'IA, au sein des agents de la fonction publique comme des citoyens. Ces enjeux pourraient déterminer l'avenir de nos démocraties et même de l'humanité. Soyons clairs : les Xi Jinping, Elon Musk, Vladimir Poutine, Peter Thiel et autres autocrates en puissance ne l'entendent pas de cette oreille. Même si leurs agendas divergent largement, ils sont les premiers à critiquer toute tentative d'ingérence dans leurs champs respectifs. C'est donc là un formidable défi, qui pourrait aussi être l'opportunité d'une renaissance pour l'Europe… si seulement nous voulions avoir encore quelque chose à dire à l'humanité.