L'IA hallucine, mais les humains déraisonnent
L'émergence d'une intelligence artificielle générale est en vue. Mais est-ce bien ce dont nous avons besoin ? s'interroge l'entrepreneur Gilles Babinet.
La probabilité de voir le modèle agentique de l'IA émerger semble la plus probable tant son incidence sociale et économique est importante, explique Gilles Babinet. (iStock)
Dans une publication désormais fameuse, le célèbre fonds Sequoia observait que pour parvenir à rentabiliser ses investissements dans l'intelligence artificielle, le monde de la technologie devait réussir à combler un différentiel d'au moins 500 milliards de dollars entre les investissements et les profits qui en résulteraient.
Une bulle en partie alimentée par la perspective - hypothétique - de parvenir à faire des machines ayant une intelligence générale supérieure aux humains (AGI). Nombre d'acteurs des plus divers, comme Sam Altman, le fondateur d'OpenAI, Yuval Harari, l'auteur de « Sapiens » (et désormais de « Nexus » consacré à l'IA), ou encore Geoffrey Hinton, auréolé d'un prix Nobel de physique pour ses travaux dans le domaine de l'IA, ont usé des superlatifs les plus extrêmes pour démontrer qu'il ne s'agit plus d'une probabilité, mais bien d'une quasi-certitude, dont la concrétisation s'exprime en trimestres, au pire (ou au mieux selon les caractéristiques que l'on lui prête) en années.
Musk et Orwell
Dans le même temps, des annonces de data centers de taille peu comparable à ce dont le secteur de l'informatique était coutumier ont été faites, accroissant l'inquiétude que cette nouvelle génération technologique allait induire d'immenses demandes en électricité, allant potentiellement jusqu'à compromettre les agendas de décarbonation des grandes entreprises digitales, si ce n'est de nations entières.
Pourtant, à bien y regarder, nos besoins quotidiens pourraient ne pas se trouver dans l'immédiat dans ces espoirs d'IA super-intelligente, dont la représentation collective varie le plus souvent entre le super-majordome humanoïde, du type de ce nouveau robot qu'a lancé Elon Musk, et la supervision totalitaire décrite par George Orwell dans son ouvrage culte « 1984 ».
Des IA super-pragmatiques ?
De plus en plus nombreux sont ceux qui pensent que la tendance est à l'émergence d'IA super-pragmatiques, qui pourraient répondre automatiquement à nos messages reçus, faire nos courses, organiser notre semaine ainsi que nos prochaines vacances. Que nos besoins d'une « intelligence » efficace et pragmatique soit plus courant que ceux nécessitant une super-intelligence et que les scientifiques auront plus probablement besoin d'IA spécialisées que générales. Ainsi, dans une vaste majorité de cas, des modèles d'IA sophistiqués mais de taille réduite suffiront. Il s'agit d'effectuer des tris, de rapprocher des offres et des demandes, de faire des arbitrages, et cela entre acteurs de nature très disparates.
« Organise-moi un ciné avec ma meilleure amie ce week-end » ne relève pas de la super-intelligence mais bien d'agents capables de discuter d'assistant personnel à assistant personnel pour définir le meilleur horaire, choisir un film qui correspond aux goûts de chacun, réserver billets et transports, etc. Si certaines opérations relèvent de serveurs centralisés (le choix des films disponibles, la réservation de billets…), le choix du film approprié aux goûts communs et horaires relève d'une négociation de pair à pair, opérations qui pourraient prendre une place dominante dans les échanges de données, dans le cadre de l'émergence de l'IA « agentique », à base d'agents.
Fog computing
Il est ainsi envisageable que les réseaux rencontrent à nouveau une évolution majeure de leurs structures, passant d'architectures en étoile (celle du cloud et des data centers) à des architectures en constellation : on parle alors de « fog computing ». C'est loin d'être la première fois qu'une rupture de ce type survient. Des étapes importantes ont jalonné l'histoire de l'informatique : d'abord le « mainframe » où programmeur, calculateur et opérateur étaient dans le même lieu, puis la micro-informatique où le programme se décentralise par rapport à l'utilisateur et son ordinateur, puis le cloud où programmeur, calculateur et utilisateur sont dans des lieux distincts, pour ne parler que des trois vagues les plus importantes.
Rien de tout cela n'est évidemment certain : cependant, de plus en plus nombreuses sont les voix qui observent que les grands modèles connaissent désormais leur apogée et qu'il faudra employer de nouvelles voies pour continuer à avancer. La probabilité de voir le modèle agentique émerger semble néanmoins la plus probable tant son incidence sociale et économique est importante. C'est aussi, comme à chacune de ces étapes, une opportunité majeure pour les nouveaux entrants, dont les acteurs européens qui pourraient y refaire une partie de leur retard.