Transformation digitale : l’avènement des plateformes
Il faut sans doute le répéter inlassablement : alors que la révolution digitale ne fait que commencer, les entreprises traditionnelles, les institutions publiques et les autres types d’organisations n’ont qu’une très vague compréhension des transformations qu’elles vont devoir amorcer pour rester dans la course. On pourrait comparer cette situation à l’arrivée de l’électricité dans l’univers de l’énergie à vapeur, vers 1880 : il fallut tout à la fois comprendre le fonctionnement des réseaux et des nouvelles machines, évaluer les risques électriques, prévoir de nouvelles méthodes de travail, etc. Mais à la différence de la seconde révolution industrielle, où les machines spectaculaires laissaient entrevoir l’importance des changements à venir, il n’y a ici, dans cette révolution digitale, que peu de machines. C’est une révolution de l’information, silencieuse, presque invisible, mais d’une puissance inégalée. Ce qui ne nous incite pas à en percevoir l’importance.
Ainsi, nombre de dirigeants d’entreprises appréhendent cette révolution comme un processus incrémental, une adaptation progressive qui se fera sans bouleversement profond ; une évolution donc, plutôt qu’une révolution. C’est nier le fait que les règles changent profondément. La jeune génération ne réfléchit ni ne travaille comme celles qui les ont précédés. Pour elle, comme le dit si bien Michel Serres, « la compétence est la seule légitimité » : transparence, agilité, transversalité sont quelques-unes des caractéristiques de ce monde qui vient. En réalité, c’est l’essence même de l’entreprise qui pourrait être touchée. Ses processus de production, son modèle d’affaires, son organisation et, au-delà, sa culture même. L’objet de cet ouvrage consiste à expliquer pourquoi la révolution digitale sera au moins aussi brutale pour les entreprises que le passage de la première révolution industrielle à la seconde, et pourquoi il importe de s’y préparer.
Comme le dit avec pertinence le scientifique Joël de Rosnay : « L’entreprise de demain est une plateforme d’intelligence collective. » C’est une interface d’échange de données et de mise en œuvre du potentiel d’expertises distribuées ; un facteur d’aplatissement et de fluidification des processus. Cela vous semble abscons ? Rien d’anormal à cela, tant ces notions sont encore évanescentes, en cours d’émergence même. Il y a seulement dix ans, les principales briques de l’Internet moderne étaient dans les limbes : IPV6 (le protocole qui fait fonctionner Internet) était encore en rodage, le cloud (nuage) également, les ressources essentielles pour l’open-source comme Stackoverflow ou Github n’existaient pas, on ne parlait pas d’IoT (objets connectés), l’intelligence artificielle paraissait être un concept de science-fiction qui avait fait fureur dans les années 1960, et ainsi de suite. Il n’est donc pas anormal que ces phénomènes restent largement incompris.
Plus inquiétante cependant est l’absence patente de diffusion de ces techniques et modèles de management à grande échelle. Différentes études pointent en effet le retard du management des entreprises françaises en matière d’agilité digitale. Quant aux techniques, ne serait-ce qu’en gestion des applicatifs d’entreprises, les progrès à faire sont considérables. Ce sont toutes ces dynamiques qui m’ont incité à écrire cet ouvrage.
Certains pourraient objecter que je n’ai, en matière de management, qu’une initiation pratique. Et c’est tout à fait exact : après avoir quitté l’école à 15 ans, j’ai passé un bac en candidat libre et ai monté ma première entreprise à 22 ans, sans avoir l’opportunité de prendre ne serait-ce qu’un seul cours de management. Dans les vingt-cinq années qui suivirent, j’ai monté différentes entreprises dont un certain nombre dans le domaine digital, sans m’initier au management autrement que sur le plan pratique.
Aujourd’hui, je pense que cette approche m’aura finalement permis d’avoir un point de vue différent de ce que l’on enseigne dans les écoles. La réussite de mes entreprises provient sans doute, en partie, du fait que les pratiques mises en œuvre étaient probablement différentes de celles que l’on applique traditionnellement, même si je n’ai eu de cesse de reconnaître que j’aurais aimé maîtriser certaines disciplines – comme l’anglais ou le contrôle de gestion – dès le départ.
Durant cette longue période, j’ai été amené à rencontrer de nombreux entrepreneurs, ainsi que des dirigeants de grandes entreprises. Cette initiation m’a permis de mieux comprendre leur fonctionnement, et de commencer à observer – en effectuant des comparaisons avec les pratiques d’outre-Atlantique – ce qui était et reste encore aujourd’hui les caractéristiques du management « à la française » : en positif, une capacité d’abstraction forte, d’analyse des situations existantes avec une sous-segmentation méthodique ; en négatif, une réticence à prendre des risques, à observer ce qui se passe ailleurs, une faible appétence à la délégation et une difficulté à envisager que la pluridisciplinarité puisse être une autre chose qu’une faille dans un curriculum vitae.
Mon intérêt pour la transformation des entreprises, à l’aune de la transformation digitale, est venu plus tard – il y a une dizaine d’années – lorsque j’ai commencé à participer aux travaux de l’institut Montaigne, sur des sujets de compétitivité et de performance générale des ETI (Entreprises de taille intermédiaire) françaises. Si la France dispose d’un niveau de productivité horaire très élevé, c’est également un pays où le système de formation professionnelle reste déliquescent et, malgré les tentatives récentes de réorganisation, principalement accessible aux salariés les mieux protégés. On y trouve de nombreux paradoxes de ce type, et l’on ressort d’une session de travail sur ce sujet avec l’étrange sentiment qu’un petit nombre de réformes pourraient changer la donne et nous permettre de rejoindre le peloton de tête en matière d’efficacité de l’outil productif. Mais ces réformes, pour des raisons plus ubuesques les unes que les autres, ne pourraient être faites que dans la douleur – si elles sont encore possibles.
En 2011, alors que je commençais à m’éloigner des fonctions exécutives au sein des entreprises, j’ai été élu à la présidence du Conseil national du numérique. J’avais axé ma candidature à cette fonction sur le thème de la compétitivité économique par le digital. À l’époque, les débats autour du numérique étaient accaparés par le monde culturel – le sujet Hadopi faisait rage –, et c’est probablement cette différence de positionnement qui m’a valu d’être élu. Si, au cours de mon mandat, le Conseil du numérique s’est réellement attelé à la tâche, avec un sérieux qui l’honore, au sein de commissions ayant trait aux différents thèmes de la compétitivité, il est certain que le pouvoir politique d’alors n’a accordé qu’une attention très secondaire à nos propositions. Le renouveau économique pouvait bien attendre ! On accordait alors un intérêt secondaire à la modernisation de l’administration publique par le digital – et, en conséquence, à la décongestion de la contrainte bureaucratique pour les entreprises – et aux mesures ciblées sur la montée en gamme des entreprises par le digital. D’ailleurs, nos interlocuteurs, hauts fonctionnaires et ministres, n’avaient qu’une très vague idée de ce que pouvait être cette révolution digitale. Je me réjouis que Mounir Mahjoubi, actuellement président du Conseil du numérique, semble avoir, lui aussi, érigé au rang de priorité la transformation digitale de notre outil productif, en visant principalement les TPE et PME : pour le bien de tous, il faut lui souhaiter de réussir.
Pour autant, la prise de conscience de l’ampleur de la révolution numérique n’en reste pas moins difficile à transcrire au sein des entreprises. Au cours des six dernières années, j’ai eu d’innombrables échanges avec les directions d’entreprises de toutes tailles, et si elles perçoivent généralement les risques que représente l’émergence de concurrents de tous types – à commencer par les GAFA (Amazon, Google, Facebook, Apple) –, elles ont du mal à cerner, puis à mettre en œuvre une méthode pertinente pour réussir leur transformation. Au fil de mes entretiens, j’en suis venu à lister les meilleures pratiques. Mes différentes activités m’entraînent à voyager fréquemment dans le monde entier, m’offrant l’opportunité de rencontrer d’autres chefs d’entreprise, d’autres responsables d’administrations publiques, qui ont d’autres références en matière de culture managériale, et finalement d’accéder à des modèles alternatifs de transformation digitale. Dans cet ouvrage, j’ai synthétisé les notes issues d’au moins 120 entretiens : par exemple au sein de l’université de Jiao-tong, à Shanghai, ou encore avec les développeurs du logiciel de la GoPro ou avec l’équipe d’Elon Musk, lors du Web Summit 2014 à Dublin.
Au fur et à mesure de ces échanges, il m’est apparu de plus en plus clairement que les entreprises et administrations les plus vertueuses en matière de transformation digitales employaient des méthodes assez semblables, quelle que soit leur localisation géographique. Une évidence m’est alors apparue : il fallait relater cela dans un livre…